Introduction historique
L’ampleur des sources écrites conservées sur la traite et l’esclavage des Noirs suffirait
sans doute à démontrer le poids du passé négrier de la France et de l’Europe. Cette
activité qui a pu prospérer à l’abri des lois et sous la protection même de l’autorité
royale a laissé à l’historien des masses considérables de documents dont l’exploitation
a correspondu aux débuts de l’histoire scientifique.
La traite négrière et l’esclavage ont en effet suscité rapidement l’intérêt des historiens,
dès la fin du XIXe siècle, au point qu’à l’abondante littérature abolitionniste née
à l’époque de l’Encyclopédie et disparue avec les dernières publications à caractère
politique sous le Second Empire , a succédé, après une courte période d’oubli, à la
fin des années 1890, un corpus non moins volumineux de publications scientifiques
estimé récemment à près de 14 000 titres.
Ce constat d’un passage relativement rapide de l’événement vécu à l’analyse historique
doit toutefois être limité jusqu’aux années 1960 au seul champ de l’érudition, l’histoire
officielle de la IIIe République ayant eu le souci avéré de faire silence sur ce qui
aurait pu diviser la grande famille nationale . S’appuyant sur des sources archivistiques
toujours plus riches, l’historiographie érudite consacrée à la France s’est tout d’abord
construite à partir des années 1890 autour de plusieurs grandes monographies régionales
du commerce négrier : Charles Bréard pour Honfleur dès 1893 , Léon Vignols pour Saint-Malo
, Gaston-Martin pour Nantes . Le père Rinchon le premier a travaillé à partir de l’Afrique
en livrant les premières études générales et surtout le premier journal négrier en
tant que tel , car certains récits de voyage, cités dans des publications comme celui
du « babillard » de Halgan à Nantes, sont encore mentionnées de façon anonyme . Pour
les Antilles, Lucien Peytraud publie la première synthèse sur les origines et le développement
de l’esclavage dès 1897.
Quelques autres précurseurs ont marqué l’historiographie du sujet : Henri Robert qui
a publié ses recherches sur le port de La Rochelle dès 1949 , Gabriel Debien qui a
beaucoup travaillé sur Saint-Domingue et son système économique ; A Bordeaux, il
faut attendre 1945 pour voir surgir la première publication officielle . Mais la première
étude d’ensemble, relativement récente, est l’œuvre d’Éric Saugera, qui s’est consacré
exclusivement au cas de Bordeaux, en tant que « port négrier » . Pour la comptabilité
des expéditions négrières françaises depuis le XVIIe siècle, nous disposons aujourd’hui
du répertoire de Jean Mettas, publié de 1978 à 1984, dont l’utilité ne se dément pas
pour l’identification des navires.
Un autre domaine est exploré à partir des années 1980, celui de la traite illégale
du XIXe siècle dans laquelle les armateurs français ont joué un rôle important : suggéré
par Jean Vidalenc dès 1966 , le sujet sera largement traité par Serge Daget à partir
de 1970 et surtout en 1987 dans sa thèse de doctorat d’État sur les croisières françaises
de répression de la traite des Noirs sur les côtes occidentales de l’Afrique de 1817
à 1850.
Depuis les années de la décolonisation, les recherches se sont multipliées : l’historien
a souvent laissé ses remords derrière lui pour accompagner une phase de commémoration
mémorielle dont le caractère souvent officiel peut contraster parfois avec l’épaisseur
du silence de la période antérieure. Après 1984, l’historiographie française, jusqu’à
alors distancée dans sa production par l’école historique anglo-saxonne, atteint par
son dynamisme au plus haut niveau de la recherche internationale : à cet égard, le
colloque international de Nantes en 1985 marque sans doute un tournant avec dans
la foulée la création de l’association « Les Anneaux de la mémoire » en 1991 et la
présentation d’une grande exposition au château des Ducs de Bretagne de décembre 1992
à février 1994.
D’autres problématiques ont été développées ces toutes dernières années, l’une autour
de l’argent de la traite avec Olivier Petré-Grenouilleau , l’autre autour de la mémoire
de l’esclavage et de ses représentations avec notamment les travaux de Christine Chivallon
et de Myriam Cottias . Devenu une question d’actualité, le thème de l’esclavage négrier
est appelé désormais à susciter de nouveaux développements dans le domaine de la recherche
historique.
UNE ORIGINE AFRICAINE ET ATLANTIQUE
Qu’est-ce qui a conduit l’Europe chrétienne et humaniste en route vers la modernité,
au crépuscule du Moyen-Âge, au moment où s’ouvraient devant elle les rives de l’Amérique,
à se tourner vers un système ancien de migrations et de travail forcés ? L’argument
économique vient aussitôt à l’esprit : comme processus de développement économique
accompagnant la colonisation de terres nouvelles, la mise en esclavage de populations
africaines aurait accompagné la formidable montée en puissance de la production sucrière
à partir du XVIe siècle.
Pourquoi l’Afrique ? À l’origine, le besoin d’esclaves aux Amériques est né du souci
des Espagnols de se constituer une réserve de main-d’œuvre aussi inépuisable que les
ressources du sol et du sous-sol qu’ils se faisaient fort d’exploiter à plein régime.
Ce régime, fatal aux Indiens qui meurent par millions, doit être remplacé par une
autre capable de mobiliser des travailleurs supportant les contraintes conjuguées
du travail forcé et du climat : au moment où Las Casas prend la défense des Indiens,
sont désignés à leur place les Noirs qui, vivant sous les mêmes latitudes, connaissent
déjà l’institution de l’esclavage et sont censés subir selon la Bible la malédiction
mythique de Cham.
En réalité, l’histoire de la traite négrière en Afrique qui va impliquer la plupart
des grandes nations européennes dont la France démarre dès la fin du XVe siècle, à
partir du moment où les navigateurs portugais accèdent librement aux côtes du golfe
de Guinée : les premiers captifs y sont prélevés pour être conduits soit vers le Portugal,
soit dans les îles récemment conquises (Sao Tomé et Principe).
À partir du XVIe siècle, le mot « traite » signifie une opération commerciale, il
s’impose naturellement pour qualifier l’achat de prisonniers africains contre divers
produits d’origine européenne. Les Portugais sont les premiers commerçants européens
d’esclaves à partir des comptoirs d’Afrique de l’Ouest, ils sont bientôt suivis par
les Espagnols en Amérique centrale, puis les Anglais et les Hollandais au début du
XVIIe. La France entre relativement tard dans le mouvement à l’occasion de la première
colonisation des Petites Antilles (Martinique, Guadeloupe, Saint-Christophe, Sainte-Lucie
Grenade et Tobago) en 1635 par la Nouvelle Compagnie des îles d’Amérique.
Comment la traite et l’esclavage sont-ils perçus à l’origine en France ? On s’est
interrogé depuis Montaigne sur la prohibition presque légendaire de l’esclavage sur
le territoire du royaume des Francs : c’est en effet à Bordeaux en 1571, que le Parlement
est réputé avoir fait libérer des esclaves noirs transportés sur place pour être vendus
au motif que l’esclavage n’existait pas en France de temps immémoriaux . Jean Bodin,
contemporain de Montaigne, condamne lui aussi dans son principe l’esclavage et surtout
la traite même s’il ne paraît pas en connaître les effets.
Pendant tout le XVIe jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il semble que la traite reste
un phénomène limité aux ports atlantiques : le mouvement est sans doute encore relativement
mal connu en raison de l’absence de certitudes sur la réalité du trafic lui-même à
partir des documents d’archives.
Le rôle de l’État dans la naissance de la traite oblige à s’interroger sur l’existence
d’une politique négrière française. Au départ, la monarchie apporte son soutien mais
ne se départit pas d’une attitude souvent contradictoire. Aucun édit royal officiel
ne fonde le commerce et l’exploitation des esclaves si ce n’est ceux fondant les
compagnies successives chargées du commerce et de l’exploitation des îles des Antilles.
La présence d’esclaves y est seulement mentionnée aux côtés des colons blancs et des
engagés.
Pour développer l’activité maritime et soutenir la colonisation française aux Antilles,
les seigneurs propriétaires et les actionnaires des compagnies vont se conformer au
modèle hollandais : à partir de 1654, les colons hollandais chassés du Brésil, se
replient vers les Antilles et sont reçus à la Guadeloupe où ils peuvent développer
le modèle d’exploitation intensive de la canne.
En fait, face à la concurrence hollandaise et britannique, les compagnies accumulent
des échecs successifs, marqués principalement par la liquidation de la Compagnie des
Indes occidentales en 1674 au bout de dix années d’existence. Mais Colbert n’a pas
attendu pour faire marche arrière. En 1670, il accorde la liberté du commerce avec
les îles en contrepartie d’un droit versé à la Compagnie des Indes fixé à 5 % de la
valeur des retours et ramené à 3 % l’année suivante. La traite française peut alors
démarrer sous la conduite d’un chef de file, le milieu d’affaires rochelais, qui expédie
45 navires négriers jusqu’en 1692, bientôt suivi par les négociants de Bordeaux dès
1672, puis de Nantes et Saint-Malo en 1688.
Au début de la colonisation française dans le Nouveau Monde, la main mise sur la production
et le développement des cultures tropicales se réalise donc dans l’intérêt exclusif
du continent conformément aux principes généraux du mercantilisme qui définissent
les colonies comme un espace exclusif de la métropole. Le monopole commercial, d’abord
réservé à des compagnies financières parisiennes, est progressivement transféré aux
négociants de la métropole, c’est-à-dire aux armateurs et commerçants des grands ports
atlantiques du Havre à Bordeaux en passant par Nantes et la Rochelle. Affaire d’État
à l’origine, la traite négrière passe par volonté royale sous le contrôle de l’initiative
privée.
Comment fonctionne le commerce négrier ? Le schéma est simple : départ d’Europe en
direction des côtes d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal en Angola, pour la recherche
et le transport de captifs noirs, appelés « pièces d’Inde », remis par les autorités
locales en échange d’armes et de produits dits de pacotille (verres, étoffes, coquillages
des Maldives, les fameux « cauris »), échange dans les colonies d’Amérique ou d’océan
Indien de la cargaison humaine contre sucres, mélasses, tafias, rhum provenant de
la canne, mais aussi café, cacao, indigo, coton et même poivre ; retour en Europe
avec les mêmes navires chargés des produits coloniaux. Le bénéfice final n’arrive
en Europe qu’environ dix-huit mois plus tard, seulement après réexportation de toutes
ces « épices » sur le continent. Tout repose donc sur un système de crédit soutenu
par lettres de change. Si l’on compare la rentabilité d’un navire négrier avec un
navire pratiquant le commerce « en droiture » (en liaison directe avec les Antilles),
il y a assurément une meilleure rentabilité du second, surtout à la fin de la période,
lorsque la marchandise humaine elle-même subit une hausse vertigineuse en raison des
difficultés du trafic.
Les routes de l’esclavage et de la traite européenne ont été établies dès le XVIe
siècle en fonction de la zone d’influence portugaise sur le versant occidental de
l’Afrique : la route atlantique, la principale, utilise l’anticyclone des Açores,
ce qui indique une navigation dans le sens Nord-Est-Sud-Ouest dans l’hémisphère Nord
puis inversement dans l’autre ; les vents et les courants équatoriaux rendent ensuite
très incertaine la durée de la traversée Afrique-Amérique.
À la différence des traites et formes d’esclavage antérieures, la traite atlantique
et africaine frappe par son aspect massif : lié à des impératifs économiques, elle
va concerner dans un temps relativement court (un siècle et demi) plusieurs millions
d’habitants concentrés en Afrique de l’Ouest, faits prisonniers et rassemblés dans
les 43 forts des côtes du Sénégal au Congo : dans ces forts répartis entre Anglais,
Hollandais, Portugais, Danois et Français (à Juda, Gorée et Saint-Louis), sont internées
des populations de diverses origines ethniques,(Aradas, Ibos, Haoussas, Mandingues,
Congos, Yoroubas). Au Sud, sur les côtes d’Angola, les « captifs » d’ethnie bantoue
sont achetés directement aux colons portugais qui les ont préalablement arrachés à
leurs villages de l’intérieur.
La capture des esclaves sur les côtes d’Afrique et leur traversée de l’Atlantique
ont été savamment étudiées, décrites, illustrées : l’Écossais Mungo Park a pour sa
part relaté dans le détail en 1796 son cheminement depuis l’intérieur de l’Afrique
au sein d’une caravane de captifs en route pour l’embarquement vers l’Amérique ; Clarkson,
le militant abolitionniste, a analysé et illustré la traversée sur un navire négrier
reconstitué (la fameuse gravure du Brooks) grâce à une observation minutieuse effectuée
dans le port de Liverpool . De nombreux journaux de bord ont rapporté précisément
la vie des esclaves sur les navires, les révoltes et les opérations finales de vente
des » cargaisons » sur le marché américain. Le mode de traitement de ce « capital
» humain dans les grandes plantations est largement connu par les récits des colons
et des missionnaires chrétiens ainsi que par la législation coloniale progressivement
mise en place.
Ce qui caractérise la traite des esclaves sous l’Ancien Régime, c’est l’extrême violence
de son fonctionnement : de la razzia, on passe au regroupement forcé puis à la déportation,
d’un travail contraint et physiquement épuisant, à la révolte, au suicide ou à la
fuite (marronnage), à la répression brutale (mutilation) à l’insurrection libératrice.
Fondée sur l’exploitation massive des individus, elle ne laisse pas de place à l’humanité
ni au contrat, imposant à chaque moment un niveau de cruauté largement codifié.
LE DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME
Le développement du commerce négrier français est le fruit de plusieurs circonstances
exceptionnelles : le tassement de la puissance maritime hollandaise, les victoires
maritimes de Louis XIV, le succès du sucre chez les consommateurs européens.
Ce sont les lettres patentes de janvier 1716 qui ouvrent officiellement le commerce
libre des esclaves depuis la rivière Sierra Leone jusqu’au Cap de Bonne Espérance
pour les négociants de Bordeaux, Nantes, La Rochelle et Rouen. L’échec dans ce domaine
des Compagnies privilégiées offre à tous ces négociants une occasion que les plus
dynamiques vont saisir avec opportunisme et avec d'autant plus de détermination qu’ils
se voient au même moment exclus de la Compagnie des Indes, au profit des Malouins
puis du groupe financier rassemblé derrière Law. Ils vont dès lors donner toute son
ampleur à une traite négrière jusque-là balbutiante et incapable de satisfaire les
besoins croissants de main-d’œuvre de l’économie coloniale.
À la base du système, il y a l’ »Exclusif » inscrit à l’origine dans le statut des
premières compagnies et sans cesse maintenu jusqu’à son officialisation par édit royal
en 1727 : il s’agit désormais d’un ensemble des règles visant à institutionnaliser
le monopole commercial de la métropole sur ses îles lointaines. La production et le
marché colonial sont réservés aux seuls marchands métropolitains, les relations directes
entre les colonies et l’extérieur sont prohibées. Son assouplissement à partir de
1766 avec l’adoption de l’ » Exclusif mitigé » va obliger l’État à subventionner finalement
les commerçants négriers à partir de 1776.
L’organisation de l’esclavage dans les nouvelles colonies d’Amérique est fondée sur
le Code Noir, promulgué la même année que l’Édit de Nantes : le document vise à réglementer
la condition des esclaves implantés dans les colonies, mais il ne parle pas de l’organisation
de la traite elle-même. L’ensemble de ces règles édictées à l’origine pour les Antilles,
seront diffusées à partir de 1723 dans les territoires de l’Océan Indien (îles Bourbon
et de France), également destinatrices de contingents d’esclaves africains, notamment
en provenance des comptoirs portugais du Mozambique. En revanche, l’édit ne sera enregistré
dans aucun Parlement du royaume.
L’esclavage colonial a des répercussions en France même : des colons se font accompagner
par leurs esclaves lors de leurs séjours dans leur province d’origine et la présence
de ceux-ci en métropole finit par inquiéter l’administration royale : après les édits
de légalisation de 1716 et 1738, le contrôle des entrées et des sorties dans les ports
devient de plus en plus difficile. En 1777, l’accès au territoire est interdit aux
femmes et aux hommes de couleur et l’année suivante, sont également interdits les
mariages mixtes. Le développement de la traite dans les colonies des Antilles et de
l’océan Indien entraîne parallèlement en métropole la montée de la peur de l’homme
noir qui donne libre cours aux préjugés et à la discrimination.
LE MODÈLE D’EXPLOITATION ESCLAVAGISTE : L’HABITATION DE SAINT-DOMINGUE
L’exportation d’esclaves noirs en provenance d’Afrique va profiter pour la plus grande
partie à « la perle » des Antilles, Saint-Domingue dans sa partie française. Selon
Moreau de Jonnès (Recherches statistiques sur l’esclavage colonial. Paris, 1842.)
, on y compte en 1789 452 000 esclaves, contre 83 000 en Martinique, 83 000 en Guadeloupe
et 10 000 en Guyane.
Les esclaves sont employés dans l’exploitation modèle de culture de la canne à sucre,
appelée « habitation » décrite par le Père Labat (Ce Père dominicain a occupé de 1694
à 1705 les fonctions de directeur géreur du fonds Saint-Jacques, habitation sucrière
en Martinique appartenant à son ordre.): au pied des « mornes » (montagnes) s’étendent
les champs de canne situés sur les terres les plus riches, en lisière se trouvent
les « cases à nègres », en face les constructions nécessaires à la transformation
du produit, moulin à eau, sucrerie, hangar pour les fourneaux, « gouttière » (sorte
de conduite) qui communique avec un canal, « purgerie » et étuve. Plusieurs types
d’esclaves sont employés: les domestiques destinés au service de la maison du maître,
les travailleurs de plantation, les plus nombreux et les plus maltraités, les ouvriers
spécialisés ou « sucriers ». En ville, les esclaves exercent aussi tous les métiers
de l’artisanat (boulangers, maréchaux-ferrants, forgerons, etc.). Chaque habitation
peut employer plusieurs centaines d’esclaves (2,5 esclaves à l’hectare en moyenne
à Saint-Domingue vers 1789).
Les propriétaires terriens constituent le sommet de la société coloniale des Antilles
: au cours du XVIIIe siècle, des familles aristocratiques de métropole investissent
dans l’exploitation sucrière comme les Fleuriau de La Rochelle à Saint-Domingue, les
Bayon de Libertat, les Littée à la Martinique, mais aussi de nombreuses familles de
négociants originaires de Guyenne, comme les Gradis de Bordeaux. Entre eux et les
esclaves importés d’Afrique, se développe toute une population coloniale qui participe
à la bonne marche du système : libres de couleur ou « mulâtres », quarterons, octavons
ou câpres selon le taux de sang noir dans les couples.
L’APOGÉE DE LA TRAITE NÉGRIÈRE
Le bon fonctionnement du commerce dit triangulaire Europe-Afrique-Amérique est largement
tributaire de l’état de guerre et paix franco-anglais sur l’Atlantique. Après avoir
subi plusieurs éclipses, notamment pendant la guerre de Sept Ans, à partir de 1783,
date de la fin de la guerre d’Amérique, le commerce négrier reprend son essor : cette
fois-ci la liberté totale concédée aux armateurs, à laquelle s’ajoute même la subvention
augmentée en 1784 par « tête de noir » transporté et par tonneau de navire, fait désormais
de la traite un commerce florissant.
La France, devenue la deuxième puissance négrière derrière l’Angleterre, va transporter
aux Antilles jusqu’en 1792 le tiers de l’ensemble des cargaisons d’esclaves sur toute
la période considérée. Cette impressionnante accélération de la traite concerne presque
exclusivement Saint-Domingue où la population esclave passe de 250 000 à 470 000 entre
1783 et 1790 : 137 000 arrivées entre 1785 et 1789, 40 000 pour la seule année 1790
dont 19 000 débarqués dans le seul port du Cap (Chiffres donnés par BUTEL (Paul),
Histoire des Antilles Françaises, Paris, 2002, p. 143.).
La question des profits mérite d’être posée : l’évaluation pour les plantations varie
selon les situations géographiques, mais le rendement moyen avancé se situerait autour
de 8% (C’est le chiffre donné par Jacques de Cauna qui a travaillé sur l’habitation
Fleuriau (Au temps des isles à sucre, histoire d’une plantation de Saint-Domingue
au XVIIIe siècle. Paris, Karthala, 1987). Bertrand Foubert dans sa thèse sur Laborde
(3 habitations et 1400 esclaves) avance le chiffre de 7%. Voir Les habitations Laborde
à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. Université de Paris IV, 1990, 1230 p.)
S’agissant des bénéfices réputés faciles des armateurs et négociants négriers, l’estimation
est encore plus complexe : des frais énormes sont souvent engagés, des intérêts à
rembourser, des bénéfices qui s’échelonnent sur une dizaine d’années en fonction de
l’écoulement de la marchandise coloniale. Il est sûr que le taux de profit, très élevé
dans les premières années, autour de 40 % en moyenne dans les années 1730-1750 à Bordeaux
(Voir à ce sujet les calculs faits pour l’armateur Marchais par Butel Paul, La croissance
commerciale bordelaise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Thèse doctorat Lille,
1973, 2 tomes, 1622 p), a tendance à se resserrer au moment de l’apogée du système
en raison de l’augmentation du trafic et de ses risques; à Nantes, le taux de profit
est évalué à 6% tout compris à la veille de la Révolution (Voir PETRÉ-GRENOUILLEAU
(Olivier), Nantes au temps de la traite des Noirs. Paris, 1998, 280 p.) ; à La Rochelle
pour l’ensemble de la période, le calcul du rendement par tonneau donne un profit
moyen de 1200 à 1500 livres (Voir DEVEAU (Jean-Michel), La traite rochelaise. Paris,
1990, Karthala, 334 p.).
D’importantes fortunes se sont néanmoins constituées dans les ports de l’Atlantique
: les Nairac et Laffond de Ladebat (Les Laffond de Ladebat sont anoblis par Louis
XV en 1773, les Nairac, malgré leur demande, n’y sont pas encore parvenus lorsqu’éclate
la Révolution. La famille de Kater originaire d’Amsterdam, est la première à avoir
été anoblie à Bordeaux en 1733 : les armoiries familiales consistaient en un vaisseau
surmonté de « trois têtes de nègres de sable, bandées d’argent et posées de front
».) à Bordeaux, les Rasteau à la Rochelle, les Montaudouin (Les Montaudouin détiennent
le record des armements négriers de 1706 à 1769 avec 85 expéditions. Voir PETRÉ-GRENOUILLEAU
(Olivier), Le milieu négrier nantais du milieu du XVIIIe siècle à 1814. Rennes, 1994.),
Grou et Bouteiller à Nantes, les Foache et Begouen au Havre. Les capitaux engagés
ne fonctionnent sûrement pas en vase clos et la part de la finance parisienne dans
les sociétés créées reste considérable (Voir DELCOURT (André), « la finance parisienne
et le commerce négrier au milieu du XVIIIe siècle », Bulletin de la Société des Etudes
historiques géographiques et scientifiques. Région parisienne, tome 22, (1948), n°
58-59, janv-juil. 1948, p. 21-28). Les négociants ne sont pas les seuls à s’enrichir,
il faut aussi compter avec les capitaines de navires qui reçoivent un pourcentage
sur la vente des captifs, négocient parfois directement des avantages avec les Rois
africains et investissent ensuite, dès leur retour, dans l’armement des prochaines
expéditions.
L’ÈRE DES ABOLITIONNISMES
Dès le départ, l’esclavage et la traite ont donné lieu à toutes sortes de manifestation
de résistance de la révolte au suicide. Mais l’impulsion essentielle pour l’abolition
est venue du monde anglo-saxon. Les arguments sont moraux, religieux, économiques.
La dénonciation du système va consister à prendre tout d’abord la mesure du phénomène,
qui apparaît comme un mal absolu sans remède possible, puis à proposer une réforme
et enfin la disparition du système. C’est le sens du combat mené en Angleterre et
aux États-Unis par la voie d’écrits théoriques puis de pamphlets dès le milieu du
XVIIIe siècle par le quaker américain d’origine huguenote Anthony Bénézet puis par
les Anglais Clarkson et Wilberforce.
En France, cette dénonciation n’est pas d’origine religieuse. Au début du XVIIIe siècle,
l’Église garde une attitude prudente à l’instar de Bossuet qui, dans le Cinquième
Avertissement aux protestants en 1690, refuse de condamner le principe de l’esclavage
mais s’oppose à tout trafic. Mais au même moment, le père capucin Epiphane de Moirans
dénonce au Venezuela et dans les Antilles le système esclavagiste.
À l’époque des Lumières, le débat reste ouvert entre les partisans du maintien de
l’esclavage comme Bellon de Saint-Quentin qui s’emploie à libérer les consciences
en se référant aux Ecritures et Montesquieu, Voltaire et les philosophes de l’Encyclopédie
qui dénoncent le phénomène comme instrument despotique de domination des individus
et des peuples.
On aurait cependant tort de croire que l’opinion éclairée a rallié tout naturellement
le camp des philosophes : les partisans de la traite ont produit de nombreux traités
souvent anonymes au nom de l’intérêt économique de la traite comme celui d’O’Heguerty,
président du conseil supérieur de l’Ile Bourbon de 1741 à 1763 . Du côté de l’opinion
éclairée, toute imprégnée du mythe du bon sauvage, on ne néglige pas la hiérarchie
de naissance ; le cliché de l’Africain inintelligent et amoral, affligé d’un physique
désavantagé, continue à obséder les esprits. Dans ce domaine, seul l’abbé Raynal tranche
par la radicalité de son propos. Quant à Condorcet, il s’affuble d’un pseudonyme
(pasteur Schwartz) pour publier en 1781 ses Réflexions sur l’esclavage des nègres.
Du côté du mouvement philanthropique de la Franc-maçonnerie, l’adhésion aux principes
abolitionnistes ne va pas de soi, comme en témoigne la présence d’une forte minorité
active de négociants négriers dans les ports atlantiques comme Bordeaux ou Le Havre,
très tôt engagée dans les institutions maçonniques.
À la veille de la Révolution, le devenir du système esclavagiste français apparaît
rapidement comme le problème central : peut-il être réformé de l’intérieur ? Au moment
où éclate la Révolution, les avis sont partagés : la société des Amis des Noirs créée
en 1788 autour de Brissot et de l’abbé Grégoire commence à relayer en France le discours
des abolitionnistes anglais pour en demander la suppression immédiate. Mais le développement
des thèses hostiles à l’esclavage progresse lentement : les cahiers de doléance de
1789 par exemple sont relativement discrets sur le sujet, si ce n’est celui, aujourd’hui
célèbre, de la communauté de Champagney en Haute-Saône. Quant au fameux projet de
discours en 1790 de Mirabeau sur l’abolition à l’Assemblée, nous savons qu’il n’a
jamais été prononcé.
Dans le même temps, le système esclavagiste devient fragile dans les Antilles. Les
premières révoltes d’esclaves éclatent en Martinique à Saint-Pierre en août 1789,
en Guadeloupe en avril 1790 et surtout à partir d’août 1791, à Saint-Domingue où la
fuite progressive des propriétaires et habitants européens de la colonie vers la métropole
entraîne l’effondrement du système sur lui-même. Si la Convention abolit en 1794 la
traite et l’esclavage dans toutes les colonies, la guerre civile, le blocus maritime
et l’occupation anglaise (notamment en Martinique à partir de 1794) ne permettent
pas de stabiliser les nouvelles institutions dans les colonies. L’espoir de la liberté
est à l’origine de tous soulèvements, il est la preuve du cheminement progressif de
l’idéal de libération parmi les esclaves qui vont participer activement à leur émancipation.
À la fin de la Révolution, le parti des colons dont un grand nombre ont trouvé refuge
en métropole et reçoivent les secours de la République ne pense qu’à la reconquête.
L’occasion en est donnée par la paix d’Amiens avec l’Angleterre en 1802 qui entraîne
la restitution des colonies occupées comme la Martinique où l’abolition de 1794 n’a
pas été appliquée : c’est le moment pour le parti des colons de prendre sa revanche.
Bonaparte, époux d’une Beauharnais de Martinique, obnubilé par le désir de restaurer
la puissance sucrière de la France, décide du rétablissement de l’esclavage dans l’ensemble
des colonies françaises : la loi elle-même, datée du 30 floréal an X, fait préalablement
l’objet d’un vote favorable au Tribunat par 54 voix contre 27.
L’application de la mesure se traduit aussitôt par la reconquête militaire. L’expédition
du général Leclerc à Saint-Domingue en 1802 pour tenter de reprendre l’île à Toussaint-Louverture,
s’achève pourtant par un échec cuisant : la capture du chef haïtien, son emprisonnement
et sa mort au fort de Joux, ne peuvent empêcher la proclamation de l’indépendance
par Dessalines en 1804. Mais à la victoire des esclaves à Haïti, s’oppose la défaite
de ceux de la Guadeloupe, eux aussi révoltés contre le corps expéditionnaire de Richepance
en 1802 : l’épisode s’achève à Basse-Terre par le suicide de Delgrès et de ses derniers
camarades de combat. En Martinique, le va et vient des occupants anglais depuis 1794
n’a pas permis d’ébranler le système soutenu par eux malgré le soulèvement avorté
de Jean Kina en 1800 . En Guyane, c’est Victor Hugues arrivé sur place dès 1800 qui
raie d’un trait de plume à partir de 1802 l’instauration de la liberté, ce qui entraîne
de la part de la population locale des actions dispersées de résistance sans stratégie
de subversion globale . Au cours de ses quelques années, la traite est relancée et
malgré le retour de la guerre maritime en 1803, les navires négriers bordelais et
nantais parviennent à nouveau jusqu’en 1805 à alimenter en esclaves les Antilles et
les îles de l’océan Indien.
Après 1815, le vainqueur britannique impose sa loi : l’ensemble des participants du
congrès de Vienne s’engagent non seulement à bannir la traite de leurs territoires
mais aussi à faire la chasse aux navires négriers ; le commerce « infâme » est désormais
entièrement à reconstruire. Dans la France vaincue de 1815, la mesure d’abolition
n’est guère populaire parmi les élites commerçantes de Bordeaux et de Nantes : la
défaite de Saint-Domingue a renforcé la négrophobie et l’idée d’une reconquête de
l’île n’a pas tout à fait disparu dans les milieux militaires d’autant qu’à Vienne,
les grandes puissances ont laissé au Roi le champ libre. Malgré l’inertie générale
des cercles dirigeants et de Louis XVIII lui-même, la deuxième loi abolitionniste
est votée en avril 1818 : le commerce négrier sera désormais officiellement traqué
par la Marine royale et une première croisière de répression est organisée en juin.
La traite clandestine va représenter pourtant jusqu’en 1831 729 expéditions, 80 000
esclaves nouveaux introduits dans les colonies (Antilles, Guyane et Réunion) dans
des conditions rendues encore plus dures en raison de son illégalité.
L’opinion des élites évolue pourtant sous l’effet de l’anglomanie royaliste : à cet
égard, la fondation de la société de la Morale chrétienne en 1822 présidée par le
duc de La Rochefoucault-Liancourt où siège Benjamin Constant, Guizot et le duc d’Orléans
(futur Louis-Philippe) constitue le début du renouveau de l’abolitionnisme.
La reconnaissance de l’indépendance d’Haïti moyennant finances en 1825 et les lois
d’indemnisation des anciens colons l’année suivante marque ici aussi une évolution
sensible vers l’abandon des intérêts coloniaux dans cette zone ; avec le remboursement
d’une lourde indemnité, la jeune République noire sera néanmoins placée pour plusieurs
décennies en état de dépendance financière vis-à-vis de Paris.
Après 1831, date de l’adoption de la troisième loi abolitionniste française, la traque
intensive des négriers sur les océans, a plus ou moins vaincu les velléités françaises
grâce à la convention franco-britannique sur le droit de visite réciproque: la dernière
expédition clandestine reconnue comme telle et signalée est celle du brick français
Le Tourville en 1849 parti en direction du Brésil après avoir pris son chargement
au large des côtes de Guinée à Petit Popo.
Aux Antilles même, les esclaves n’attendent pas passivement que leur liberté soit
reconnue : deux révoltes éclatent en 1822 et 1831 à Saint-Pierre en Martinique, la
dernière dite du Carbet marque le pays par la violence de la répression.
L’Église romaine s’engage elle aussi dans le mouvement avec la publication d’une lettre
apostolique de Grégoire XVI en 1839 ; en 1842, est créé à Paris l’Institut d’Afrique
auquel adhère notamment Isaac Louverture, le fils de Toussaint, qui se donne pour
mission la « régénération « des Africains après l’abolition. Le combat mené à l’Assemblée
par François Arago au sein du parti républicain, mais surtout par Schoelcher, puis
l’avènement de la Seconde République, conduisent le 27 avril 1848, à l’abolition définitive
de l’esclavage sur les territoires français : la nouvelle de l’adoption de la mesure
provoque en Martinique les 22 et 23 mai les dernières révoltes sanglantes contre le
pouvoir colonial.
En 1849, les anciens propriétaires d’esclaves pourront recevoir une indemnité de 1000F
par esclave souhaitée par Schoelcher lui-même. En réalité, la somme réellement versée
sera de 23 F en Guadeloupe et de 21 F en Martinique. Quant aux anciens esclaves, ils
ne pourront bénéficier des terres abandonnées. En revanche, des registres sont ouverts
très rapidement dans toutes les colonies, dans lesquels les nouveaux libres sont invités
par un acte d’individualité à porter un nom patronymique.
Le scénario de l’abolition aura varié selon les pays. L’abolition française relativement
tardive, tranche par son côté immédiat grâce à l’action de Schoelcher qui a pris lui-même
dans ce processus une dimension mythique. En Angleterre, il y a eu une abolition progressive
entre 1807 et 1833 avec un apprentissage institutionnel. Aux États-Unis avec le mouvement
des Quakers, de nombreux États avaient aboli la traite au début du XIXe siècle, mais
il faudra attendre la Guerre de Sécession de 1865 pour une abolition générale et définitive.
Dans l’Amérique hispanique, la plus tardivement entrée dans le mouvement, la liberté
a été souvent offerte en échange de l’enrôlement contre le pouvoir espagnol et les
colonies comme Cuba restées fidèles à Madrid seront les dernières à abolir l’esclavage.
L’application des mesures d’abolition a subi enfin certaines limitations : la loi
du 27 avril 1848 n’est pas applicable formellement en Algérie dans la mesure où le
territoire fait partie intégrante de la République; de même en Afrique, elle ne concerne
que Saint-Louis et Gorée, rien n’étant prévu à l’origine en cas d’extension des colonies
françaises.
En quatre siècles, la traite atlantique a opéré une ponction démographique sur le
continent africain que les historiens s’accordent à évaluer de 12 à 14 millions d’individus.
La part de la France représente entre 1 et 1,2 million d’hommes, femmes et enfants
transportés en Amérique au cours de plus de 4000 expéditions soit une moyenne de 250
à 300 passagers par bateau parmi lesquels il faut compter environ 15% de perte. Au-delà
de l’aspect statistique qui reste à approfondir, de nombreuses questions sont encore
à étudier, aucun aspect de l’histoire de la traite et de l’esclavage négrier n’a à
ce jour perdu de son intérêt souvent passionnel, on peut donc parier sur l’utilité
capitale des sources pour alimenter une question historique devenue contemporaine.
Louis BERGÈS, directeur des Archives départementales de la Gironde